Le scandale Jeanne Barrret
1) Avant le tour du monde
Jeanne Barret est née le 27 juillet 1740 dans le petit village de La Comelle en Saône-et-Loire fille de Jean Barret et de Jeanne Pochard qui sont tous deux paysans. Sa mère décède quelques années plus tard après sa naissance. Elle passa les premières années de sa vie à la ferme de son père mais celui-ci meurt aussi en 1760.
Acte de naissance de Jeanne Barer
Orpheline et réduite à la misère, elle devint domestique chez un notable, à 20km de chez elle à Toulon-sur-Arroux, chez un certain Dr. Commerson. En 1762, la femme du célèbre docteur décéde après avoir mit au monde un garçon Anne François Archambaud Commerson. Jeanne Barret devient alors sa gouvernante et veille à son éducation.
Philibert Commerson
Très vite séduit par la jeune femme, Commerson lui donne des cours de botanique et lui confie la préparation des herbiers. Elle se passionne vite pour cette nouvelle discipline à la mode, devient sa secrétaire particulière, puis sa maîtresse. En 1764, Jeanne tombe enceinte et le couple décide de filer le parfait amour en s’installant à Paris où Commerson vient d'être nommé « médecin et botaniste du Roi ». De plus, il est choisi pour accompagner Bougainville pour son voyage autour du monde. Malheureusement leur enfant meurt peu de temps avant un embarquement aussi problématique que rocambolesque...
Le 14 décembre 1766, Commerson dépose son testament devant un notaire, comme on le faisait alors avant un voyage lointain. La huitième clause est pratiquement le seul texte de Commerson qui évoque Jeanne Barret : « Je lègue à Jeanne Baret, dite Bonnefois, ma gouvernante, la somme de six cents livres, une fois payée, et ce, sans déroger aux gages que je lui dois depuis le 6 septembre 1764, à raison de cent livres par an, déclarant au surplus que tous linges de lit et de tables, toutes nippes et habits de femmes que je peux avoir dans mon appartement lui appartiennent en propre, ainsi que tous les autres meubles meublant, tels que lits, chaises, fauteuils, tables, commodes, à l’exception seulement des herbiers et livres ci-dessus spécifiés et de ma dépouille propre à ma personne léguée à mon susdit frère. Voulant que les susdits meubles lui soient délivrés sans aucune difficulté après ma mort, même qu’elle jouisse une année encore après icelle de l’appartement que j’occuperai pour lors et dont le loyer sera entretenu à cet effet, quand ce ne serait que pour lui donner le temps de mettre en ordre les collection d’Histoire naturelle qui doivent être portées au Cabinet des Estampes du Roi, ainsi que sus est dit […] Fait et passé à Paris le 14 décembre 1766 à la veille d’un voyage entrepris par ordre du Roy aux Terres australes où je vais accompagner Monsieur de Bougainville en qualité de médecin botaniste de sa majesté pour y faire des observations sur les trois règnes de la nature dans tous les pays ou (sic) cet officier me conduira ; ainsi Dieu me soit en aide… »
Une ordonnance royale datant du 15 avril 1689 interdisait la présence de toute femme à bord des navires de sa majesté or les deux amants fous d’amour l’un pour l’autre ne se résignent pas à se séparer. Comme on avait permis à Commerson de se faire accompagner par un valet de chambre, et leur passion était si ardente qu’ils n'hésitèrent pas à braver les autorités quitte à risquer de lourdes de peines pour poursuivre cet amour ancillaire. Jeanne Barret, avec la complicité de son maître, se travestit en homme...
Jeanne BARRET, collection Grob/Kharbine TAPABOR tirée de la revue Histoires Vraies
Le 1er février 1767, à Rochefort, Commerson suivi de son valet Jean Barret dit « Bonnefoy » montent à bord de l’Étoile en tant que médecin - naturaliste du Roi. La Boudeuse filait déjà vers les mers du sud depuis deux mois. La jonction de L’Etoile avec le Trois mâts de Bougainville se fit à Rio de Janeiro le 20 juin pénalisant ainsi l’expédition d’un retard de près de six mois.
2) Pendant le tour du monde
La traversée n'a pas été facile pour l'équipage et encore moins pour Jeanne Barret qui dut se cacher aux yeux de tous les marins et agir de façon à ce que son comportement n'attire pas l'attention sur elle. Elle déploya un trésor d’ imagination pour dissimuler son identité. Mais par son courage et sa force de caractère elle parvint s'adaptera la rude vie rude à bord. Jeanne resta donc boutonnée, la poitrine bandée et toujours habillée de beaucoup de vêtement même dans les pays tropicaux Elle adopta le langage des matelots et réussit à cacher son caractère féminin par un travail acharné. Elle suivit Commerson dans toutes ses herborisations, portant les provisions, les armes et les cahiers collectant et rangeant les fleurs et les plantes avec une telle abnégation que son obstination lui valut le surnom de « bête de somme ». Malgré tous ses efforts, cette mystification s’effrita et les soupçons ne furent pas longs à apparaître...
Le docteur qui n'avait pas le pied marin, resta presque deux semaines allongé dans son lit. Jean Barret qui auparavant dormait dans l'entrepont, obtint l'autorisation de dormir dans sa chambre pour le soigner.
François Vivès en tant que chirurgien major aguerri et sûrement jaloux du statut de botaniste du Roi de Commerson, fut le tout premier à repérer la supercherie chez Jean : « la petite taille, courte et grosse, de larges fesses, une poitrine élevée, une petite tête ronde, un visage garni de rousseur, une voix tendre et claire, une adroite et délicatesse … faisaient le portrait d'une fille laide et assez mal faite ». Il fut peut être l'initiateur de la rumeur qui disait qu'il y avait une femme à bord. Le bruit s'étendit au point que Jeanne Barret fut obligée de rejoindre les autres domestiques sous le gaillard dans un hamac pour éviter les soupçons. Mais la punition fut terrible car ses compagnons tentaient de vérifier s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme. Ils s’offraient des privautés, la harcelaient de grivoiseries des plus salaces. Ses nerfs furent mis à rude épreuve mais elle se défendit en révélant qu'elle était un eunuque. Afin de parer à tout éventuel harcèlement ou agression elle ne se déplaçait plus sans une arme afin de dissuader les curieux et les importuns. Ce stratagème calma les esprits le temps de leur séjour en Amérique du sud. C’est durant ces relâches que Commerson anticipant peut-être sur l’inévitable scandale découvrit cette belle plante mauve qu’il baptisa Bougainvillée. Les deux commandants pour ne pas compromettre les chances de cette expédition feignirent d’ignorer cette sulfureuse rumeur.
Jeanne tomba malade à sont tour lors de l’escale en Amérique du sud. A-t-elle été obligée d’avorter pour dissimuler une grossesse par trop visible ? On peut se la demander.
Mais jusqu’à l’escale de Tahiti, elle poursuivit son assistance auprès de Philibert avec ténacité. Hélas pour elle, un incident mit fin à la supercherie après 16 mois de navigation. Le 4 avril 1768, un insulaire du nom de Aotourou (Ahutoru en langue vernaculaire) était monté à bord de l’Étoile. « L'équipage se pressa dans la grande chambre de bord autour d'Aotourou qui criait « ayene », une fille ! (en fait vahiné en langue locale). Les marins se tournèrent vers l'armurier Labarre, dont la figure était efféminée. Mais Aotourou désignait le domestique de Commerson, qui perdit contenance et vida la place ». Un autre événement de ce genre eut lieu quelques jours après, le 7 avril 1768 : « Notre botaniste se rend à terre pour herboriser, selon son habitude, et il est accompagné de son valet. Un groupe d'autochtones entoure alors le jeune Bonnefoy, se met à crier « ayenene ! Ayenene ! » (fille ! Fille!) et entreprend de le déshabiller. Il ne s'agit pas là d'une quelconque agression mais , d'un signe de bienvenue, d'une invitation à participer aux rituels locaux assez festifs. Il fallut l'intervention musclée de quelques marins pour que Bonnefoy soit libéré(e) et ramené(e) au bateau. ?»
La légende raconte que les Tahitiens ont immédiatement décelé la présence féminine à cause de leur odorat subtil et de l’hygiène très négligée à bord des navires. Probablement aussi parce qu’ ils n'avaient pas d’à priori sur le langage social du vêtement chez les Européens.
Jeanne resta désormais consignée à bord par mesure de sécurité. Bougainville, qui se trouvait sur la Boudeuse, eut connaissance de l'incident et commandita une enquête discrète. Mais il différa sa décision par égard pour son hôte ou par complaisance envers Jeanne. Une convocation officielle aurait fait scandale et compromis toute l’expédition. Mais la pression se fit trop forte sur l’Etoile car les équipages souffraient de malnutrition et de scorbut. Aussi le régime de faveur de Commerson contribua-t-il aux menaces de mutinerie qui faillirent dégénérer sur l’Etoile. Un mois après ces incidents à répétions, le 28 mai 1768, Bougainville décida de mettre fin aux moqueries et aux persiflages odieux contre Commerson et son valet. Il convoqua le matelot Jean et lui intima l’ordre de se déshabiller pour prouver sa bonne foi. Plutôt que de subir cette humiliation, elle préféra avouer toute la vérité. Grand seigneur Bougainville note dans son journal « Elle m’a avoué, les larmes aux yeux, qu’elle avait trompé son maître en se présentant à lui sous des habits d’homme à Rochefort au moment de son embarquement. Elle savait, qu’en embarquant, il était question de faire le tour du monde, et ce voyage avait piqué sa curiosité. Elle sera la seule de son sexe et j’admire sa résolution, d’autant qu’elle s’est toujours conduite avec la plus scrupuleuse sagesse. La Cour, je crois, lui pardonnera l’infraction aux ordonnances. L’exemple ne saurait être contagieux ?»
Il est à souligner que Bougainville témoinga d’une grande indulgence envers le couple et de beaucoup de sympathie pour le naturaliste. En véritable gentleman, il dut faire montre d’une tolérance peu commune pour l’époque envers la “clandestine du voyage” jusqu’à la secourir efficacement après son retour en France. Par prudence sans doute, après cet entretien, il se montra clément sous réserve qu'il n'y ait pas de nouvelles incartades et qu’elle conserve son poste. A la condition impérative qu’elle reste habillée en homme. Par prudence sans doute, il les consigna sur l’Etoile mais interdit leur cohabitation. En revanche, pour éviter le scandale et sauver la face de son commandant Commerson dut déclarer qu’il ignorait la présence de la jeune femme à bord et qu’il avait été abusé. Pieux mensonge car il risquait beaucoup : toute sa carrière scientifique était en jeu ! Aussi pour prévenir toute procédure judiciaire Bougainville leur imposa le débarquement à l’île de France (île Maurice). Ainsi échapperaient-ils à une éventuelle condamnation de retour au royaume de France. Pour Commerson, c’était une bonne idée, car l'intendant de l'île, Pierre Poivre était l'un de ses amis . Il pouvait continuer librement à filer le parfait amour en joignant l’utile à l’agréable puisqu’il était chargé de développer la « plantation d'épicerie » dans les Mascareignes.
Le couple débarqua le 8 novembre 1768 à Port-Louis avec tous les herbiers et Bougainville délivré de ces “deux boulets” et conscient d’avoir évité un scandale à Paris put terminer son tour du monde avec plus de sérénité. A noter qu’il paya fort cher sa générosité car sans la caution du savant l’ objectif initial de ce voyage de découverte scientifique perdait de sa crédibilité. Il est fort probable que des informations sur cette affaire aient filtré et que l’ombre de ce couple insensé ait “plombé” l’image et la réputation voire terni la gloire de cette première expédition française circumterrestre.
En 1771, Bougainville publia son voyage autour du monde et parla peu de l'affaire Jeanne Barret car il était officiellement censé ignorer toute l’histoire puisqu’ il commandait la Boudeuse alors que le couple avait embarqué sur l’Étoile bien après lui.
3)Après le voyage autour du monde
Pour Commerson c'était une solution honorable car l'intendant Pierre Poivre leur offrit d'excellentes conditions de travail. Il mit à leur disposition un immense jardin botanique, le Jardin de Pamplemousse. Commerson avec élégance par reconnaissance à sa maîtresse lui dédia une plante « aux caractères sexuels douteux », Baretia bonnafidia. Il écrira dans ses notes : « Cette plante aux atours ou au feuillage ainsi trompeurs est dédiée à la vaillante jeune femme qui prenant l’habit et le tempérament d’un homme eut la curiosité et l’audace de parcourir le monde entier, par terre et par mer, nous accompagnant sans que nous-mêmes ne sachions rien. Tant de fois elle suivit les pas de l’illustre Prince de Nassau, et les nôtres, traversant avec agilité les plus hautes montagnes du détroit de Magellan et les plus profondes forêts des îles australes […]. Elle sera la première femme à avoir fait le tour complet du globe terrestre, en ayant parcouru plus de quinze mille lieues. Nous sommes redevables à son héroïsme de tant de plantes jamais récoltées jusqu’alors, de tant de collections d’insectes et de coquillages, que ce serait préjudiciable de ma part, comme de celle de tout naturaliste, de ne pas lui rendre le plus profond hommage en lui dédiant cette fleur. »
Baretia bonnafidia
Mais en 1773, Pierre Poivre perdit son poste de gouverneur de l'île et le nouvel intendant les prit même en grippe . Commerson rencontra de sérieux problèmes financiers et tomba très malade. Il mourut le 13 mars 1773, à Flacq, d'une pleurésie à l'âge de 46 ans.
Désormais seule et sans ressources pour survivre Jeanne n'eut d'autre solution que d'ouvrir un cabaret-billard à Saint-Louis mais conserva précieusement le long travail effectué par son maître . Le nouveau gouverneur de l'île s'acharna contre la pauvre fille du peuple. A la première occasion, il la fit condamner à une forte amende pour avoir servit de l'alcool un dimanche durant l’heure de messe causant un trouble grave à l’ordre public de la colonie.
Par chance, elle rencontra un officier de marine français, Jean Dubernat, un officier du régiment royal Comtois, avec lequel elle se maria le 17 mai 1774 à la cathédrale de Saint-Louis. Grâce à ce mariage avec un militaire on ne put lui refuser de rentrer en France et Madame Dubernat put ainsi être rapatriée.
Le couple rentra donc en France en 1776 et mit ainsi fin à l’aventure la plus rocambolesque de son époque . Elle fut la première femme à avoir fait le tour du monde. Sa liaison dangereuse et romanesque finit mieux que celle de Roméo et Juliette et son histoire d’amour continue de faire rêver. Sa notoriété n’a jamais été aussi connue et racontée qu’aujourd’hui.
Elle a rapporté scrupuleusement tous les travaux de Commerson aux Jardins du Roi : les herbiers, et la majeure partie de leurs récoltes: soit plus de 30 caisses scellées contenant 5000 espèces de plantes ramassées au cours de son périple autour du monde, 3000 d'entre elles sont décrites comme nouvelles. Ces collections rejoignirent celles du Muséum national d'Histoire Naturelle (Jardin des Plantes) où l'on peut toujours les consulter.
Un herbier de Commerson
Le 3 avril 1776, elle reçut l'héritage que lui avait légué Commerson (une belle âme finalement). Le 13 novembre 1785, elle fut reçue par Louis XVI qui reconnut ses mérites et son travail d’ assistante... Il la félicita pour sa conduite héroïque et la complimenta chaleureusement en la qualifiant de « femme extraordinaire ». Il lui fit verser une pension de 200 livres.
La nouvelle héroïne partagea le reste de sa vie entre sa Bourgogne natale et le Périgord.
Elle désigna comme son unique héritier le fils de Commerson dont elle n'était pourtant pas la mère mais qu'elle avait sûrement élevé comme son propre fils. Elle mourut le 5 août 1807 à l'âge de 67 ans au lieu dit « Les Graves » à Saint-Aulaye-de-Breuilh (actuellement la commune de Saint-Antoine-de-Breuilh en Dordogne). Elle est enterrée au cimetière de l'église de Saint-Aulaye où sa tombe est toujours visible et visitée . Quant à Jean Dubernat, il mourut à Saint-Aulaye de Breuilh le 18 décembre 1824. Une histoire d’amour qui finit presque bien.
Acte de décès de Jeanne Baret
Tombe de Jeanne Barret (photo de Sébastien Duvéré) Mauritus Archives, réf. KA 61/0 : Paroisse de Port-Louis, fol. 21. Mariage de J. Duberna et de J. Barret Le dix-sept May mil sept cent soixante-quatorze, après la publication des bans de mariage et les fiançailles entre Jean Duberna habitant, fils majeur de feu Pierre Duberna, de feue Anne Peno, les père et mère de la paroisse Saint-Antoine et de la ville de Sainte-Foy, Diocèse de Périgore, d'une part, et de Jeanne Barret, fille majeure de feu Jean Barret et de feue Jeanne Pochard, les père et mère de la paroisse de la Cornelle, Diocèse d'Authun en Bourgogne, d'autre part, et tous deux en cette paroisse ne s'étant trouvé aucun empêchement, je soussigné Préfet apostolique les ay mariés et leur ay donné la bénédiction apostolique selon la forme prescrite par notre mère la Sainte Eglise, en présence des Mrs Christophe de Salés, Jacques Ranqués, Jacques Lafont, Charles Ouvrard et Claude Chevalier, témoins requis ce qui ont signés avec les conjoints.
Source :
- Blog le Pays foyen : Le tour du monde extraordinaire de Jeanne Barret
- Pays de Bergerac : Jeanne Barret (1740 - 1807)
- Jeanne Barret - Tour du monde
- Reportage à découvrir : https://www.francebleu.fr/infos/insolite/la-veritable-histoire-de-jeanne-barret - Les testaments de Jeanne Barret, première femme à faire le tour de la terre, et de son époux périgordin Jean Dubernat, Bulletin de la Société Historique et Archéologique du Périgord – Tome CXLIV – Année 2017 par Sophie MIQUEL,
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